Une photographie

Nous étions amis depuis le primaire et pratiquement inséparables. Pierre, à l'extrémité gauche de la photo, était le plus drôle de tous, il nous racontait les histoires de sa famille qui nous faisaient rire jusqu'aux larmes tellement elles étaient incroyables; celle de son oncle Bertrand qui s'était teint les cheveux en rouge, mais que personne à la maison, par ordre de tante Berthe, n'avait le droit de commenter, une interdiction qui les obligeaient à marcher sans se regarder de peur d'éclater de rire. Il habitait à côté de chez moi, la maison contiguë.
Tu vois, le deuxième, un peu derrière Pierre, celui qui regarde ses souliers, c'est moi, ah, tu m'avais reconnu? Cet air ténébreux je le dois en partie à mes boutons et mes grosses lunettes noires qui me rendaient assez malheureux.
À droite, Jacquot, celui que tous appelaient Ficèle parce qu'il était grand et maigrichon. Il semblait toujours tout juste sorti du lit, ses grands cheveux éternellement ébouriffés. Ficèle avait toujours les poches pleines de petites choses inutiles, une brosse à dent, un bouchon, bref, il ramassait tout ce qu'il trouvait dans la rue, et comme il avait les mains baladeuses, chaque fois qu'il rentrait chez nous, ma mère faisait la grimace en s'inquiétant sur ce qui aurait disparu le lendemain.
Sur la photo, il ne manque qu'Yvan. Le grand Yvan, celui qui nous faisait faire à peu près n'importe quoi. Et je ne plaisante pas: il avait un pouvoir de persuasion hors du commun, il n'avait qu'à nous raconter ses plans, tout en nous fixant dans le creux des yeux, pour que nous le suivions n'importe où, n'importe quand. Yvan l'intrépide, je le vois encore, à bord de sa bicyclette, défiant les lois de la physique en roulant à toute allure sur la glace de la patinoire et en tournoyant, guidon dressé, tête au vent, tel un chevalier sur son pur-sang. Il était beau, grand et fou: Yvan sautait par la fenêtre au lieu de sortir par la porte de sa chambre, il racontait des blagues, riait aux éclats, prenait tous les risques quand nous faisions des tours à la voisine de Pierre, une dame qui se fâchait tout rouge quand nous sonnions à sa porte et qu'elle trouvait un sac de merde embrasé qu'elle devait éteindre en marchant dedans. Il se promenait en skate, suspendu du pare-choc des camions qui livraient le lait le matin à Saint-Henri. Yvan n'était pas un petit garçon ordinaire. On l'aimait et l'admirait. C'était le chef de la bande. Et aussi, le petit ami de Martine, la plus belle fille du monde et même du quartier, celle que nous désirions tous, bien entendu. Pourquoi ris-tu?
Il n'est pas sur la photo? Ah. C'est que...
Je ne t'ai jamais raconté cette histoire? Cela m'étonne. Tu en es sûr?
C'était en octobre, pendant une journée de congé, nous nous étions donné rendez-vous comme d'habitude dans l'usine désaffectée, près du canal Lachine. J'étais particulièrement heureux de pouvoir montrer aux amis l'appareil photo que ton grand-père avait acheté; c'était le premier appareil que nous possédions et nous en étions très fiers. Tu te doutes bien que je n'avais pas le droit d'y toucher ni beaucoup moins de le sortir de la maison, mais je pensais que durant cette journée inhabituellement chaude, ma mère qui était ce matin-là énervée par notre présence à la maison, serait plutôt contente de nous voir débarrasser le plancher. Elle le criait bien souvent: «allez, petits morveux, sortez, vous me faites grimper aux rideaux». Je me précipitais vers l'usine. J'étais fébrile. Je savais qu'en arrivant les yeux s'écarquilleraient, j'imaginais si bien l'effet sensationnel que ferait sur les autres mon précieux appareil.
L'idée était de prendre le cliché qui nous ferait gagner le concours lancé dans toutes les écoles de Montréal pour le cours de français, une photo qui serait spectaculaire, du photojournalisme, avait dit la prof. «Cherchez la vérité dans la ville», avait-elle répété en nous préparant les bulletins d'inscription. Ficèle pensait qu'il serait bon de prendre en photo le Chinois du dépanneur, parce qu'il le trouvait drôle avec son sourire narquois collé sur son visage rond. Il ne comprenait rien à ce qu'il disait mais l'aimait bien. Yvan, lui, voulait prendre une photo de l'intérieur de l'usine où il supposait que nous trouverions des choses curieuses, nous convainquant même qu'il se cachait un trésor dans le ventre de cet immense immeuble. C'est donc là que nous étions, à l'affût.
Yvan jouait avec la caméra, prenait des airs de professionnel, se jetait pas terre, mitraillait le plafond, les coins, l'espace, mais les sujets dignes du premier prix se faisaient attendre: comment rentrer dans la bête? Au premier étage de l'usine, il y avait un grand plancher en bois. On y avait repéré un petit trou et voulions savoir ce qui se cachait en-dessous. Ficèle a enroulé entre ses mains un morceau de papier, l'a allumé puis l'y a poussé. Il pensait qu'avec l'illumination de la feuille nous apercevrions ce qu'il avait dans le sous-sol. La première tentative a échoué, j'ai répété les mêmes gestes sans succès; ce fut le tour d'Yvan, qui au lieu de papier a choisi un journal, plus long, et l'a jeté tout allumé vers le fond. Le temps d'un éclat, nous discernions une mer de journaux gisant dessous. Immédiatement, comme une mauvaise blague, l'odeur de la fumée nous est parvenue. Yvan avait embrasé le sous-sol. Le feu s'est répandu rapidement. Un incendie s'est déclaré sans que nous ayons pu réagir. Imagine-toi: la fumée était dense, Pierre a commencé à tousser, à s'étouffer, c'était affolant, nous marchions à tâtons, sans direction, aveuglés et démunis; puis les flammes, de véritables flammes blues, rouges, jaunes, ont jailli de tous les côtés, sont montées le long des murs, nous poursuivaient, sont arrivées jusqu'au plafond; nous nous sommes tournés les uns vers les autres, pris de panique. Nous ne savions que faire: les portes, le plancher, tout semblait gondoler à travers la chaleur épaisse et toxique, c'était une vision de l'enfer. J'allais perdre la tête à entendre Pierre s'étrangler sans pouvoir respirer, Yvan se tenait près de la porte, «Yvan ouvre la porte», lui a-t-on crié, mais brusquement, il s'est écroulé et s'est mis à pleurer. Dans un accès de colère ou de désespoir, j'ai pris mon courage à deux mains, j'ai poussé Pierre jusqu'à la porte qui l'a ouverte toute grande, ce qui a eu un moment l'effet d'attiser le feu mais qui, paradoxalement, a réveillé Ficèle qui a réussi à s'enfuir à toutes jambes en proférant des jurons. J'ai rampé vers la lumière, Yvan ne bougeait pas. Je criais son nom, l'appelais de toutes mes forces: « viens, lève-toi Yvan!, bouge!, on va s'en sortir». C'est Pierre, dans un élan d'audace, qui a roulé jusqu'à lui, lui a asséné un coup de poing et l'a traîné hors de l'usine. Une fois dehors, sous le choc, toussant et crachant, nous avons vu l'usine se faire dévorer par le feu. Pierre n'arrêtait pas de gesticuler dans tous les sens en répétant, « man, man, t'as vu ça», quel désastre! Yvan, piteux, le pantalon mouillé de pisse, s'est écarté, m'a rendu l'appareil puis est parti sans se retourner, sans dire un mot, au moment où les pompiers sont arrivés.
De longues heures plus tard, ahuris, profondément fatigués, nous avons errés à la recherche de notre ami. Les rues du quartier nous ont semblées neuves, si propres et sûres; le regard des passants, accusateur: il paraissait savoir ce que nous avions fait. Nous nous sommes réfugiés chez Martine, pas d'Yvan là non plus, non, mais le lieu où nous avons passé un dernier moment ensemble avant d'affronter nos parents, les autres, les conséquences. Car nous avons été punis, personnellement, plus ou moins sévèrement. Mon père ne m'a pas inscrit au hockey cet hiver-là. Pierre, lui, a eu des corvées supplémentaires et Ficèle est rentré en pension. Yvan, je ne sais pas, il n'est plus apparu chez moi, ni chez Pierre ou chez Ficèle. Il se cachait quand on venait le chercher. Je ne l'ai plus revu dans la ruelle, jamais plus. Ou presque, puisque il y a quelques années, je l'ai rencontré dans la rue Notre-Dame. Il a repris le dépanneur du Chinois, c'est le seul qui habite encore le quartier.
Qui a pris la photo, tu dis?, Ah, mais c'est Martine la blonde d'Yvan le terrible. Ta mère.
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