viernes, 26 de agosto de 2022

Annotations

 





Sur la troisième de couverture des livres que j’empruntais à la bibliothèque, il y avait autrefois de petites pochettes de couleur beige où on y glissait une fiche sur laquelle on y tamponnait la date de retour de l’emprunt. J’aimais observer la bibliothécaire saturer son tampon dans l’encre noire et d’un geste attentif apposer dans le rectangle correspondant la date de retour. Parfois, dépendamment du système adopté par la bibliothèque, on devait signer la fiche à côté de la date. Ces traces de lecture et des lecteurs constituaient pour moi une curiosité éveillant l’imagination sur ces personnes qui avaient comme moi choisi le livre. Comme dans cet exemplaire des cinq romans de Dashiell Hammett que j’ai trouvé dans un bric-à-brac non loin de chez moi laissé à même le trottoir. La fiche était couverte de noms écrits à l’encre. Jacques Girard ou L. Lavoie, Marjolaine, Pierrette, Karen, je regardais leurs noms et essayait de les deviner derrière leurs signatures ; celle du dernier lecteur un dénommé Jonathan Thivierge, était d’une écriture espacée, le point sur le i bien au-dessus de la lettre avec des lettres bien arrondies et détachées. Quel âge aurait-il ? Tant de questions. Mais plus fascinant encore, étaient les annotations, le choix des mots soulignés, les commentaires retrouvés parmi les pages de mon livre ou les questions qu’ils s’étaient posées à eux-mêmes. Pour en revenir à mon roman, la lecture du lecteur aux annotations donnait à ce livre un éclairage nouveau qui me troublait.

“For forty years … he had owned Personville, heart, soul, skin and guts …”  Parmi les premières pages de Moisson Rouge, grand roman policier mettant en vedette le détective de la Continental Detective Agency, cette phrase est soulignée deux fois ; je m’interroge : pourquoi cette insistance sur les prémices du livre quand on sait que tout le roman se déroulera en une constante opposition de bandes criminelles rivales qui se battent pour maintenir le contrôle absolu de cette ville du Montana ?  Ce personnage, celui qui, pendant quarante ans, a tout possédé, est en train de perdre sa mainmise sur la ville au profit des gangs auxquels il avait fait appel pour régler un conflit de travail, mais voici cet arroseur arrosé ! Je m’étonne et veux comprendre pourquoi ce dernier lecteur insiste : Elihu Willsson est-il son personnage préféré ? Veut-il souligner cette intrigue entortillée et délicate ? Est-il fasciné par cette ambiance de début de siècle où de riches hommes d’affaires dirigeaient une ville entière de leur puissance industrielle ?  

Je ne lis plus le roman, je lis la lecture de mon prédécesseur. Je m’inquiète de ses questions, de ses traits sur de mots, phrases ou paragraphes. He bawled, et plus loin, she killed him, she was jealous and domineering, and spoiled, and suspicious, and greedy, and mean, and unscrupulous, and deceitful, and selfish, and damned bad. Sur la marge, un commentaire : comme pour moi! Traversant l’espace et me laissant perplexe. Au fil des pages, une deuxième histoire se trame. Ce lecteur est soucieux, ses notes sont austères et alarmantes. Un appel à l’aide, que cherche-t-il dans cette aventure romanesque sombre? Pourquoi souligne-t-il que des mots catastrophistes et inquiétants?

Presque malgré moi, j’entreprends une recherche sommaire sur Internet, il existe une douzaine de Jonathan Thivierge sur Facebook, 105 sur les pages blanches au Canada, deux seulement à Montréal, dont un près de chez moi dans le quartier de Côte-des-Neiges. Je regarde l’adresse, je ne sais pas bien ce que cela donnera, un vieux livre laissé sur un trottoir! il pourrait avoir déménagé, il était peut-être déprimé, mais l’accumulation d’annotations troublantes me pousse à vouloir en savoir plus.

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